Alors quâapprochent les Ă©lections europĂ©ennes, les 8 et 9 juin prochain, la plupart des dirigeant·es europĂ©en·nes nous jouent une fois encore la sĂ©rĂ©nade de lâ « Europe sociale ». En France, on a vu aussi bien RaphaĂ«l Glucksmann (tĂȘte de liste du PS), ValĂ©rie Hayer (Renaissance) ou Marine Le Pen (FN/RN) nous faire la promesse, main sur le coeur, que sâils·elles Ă©taient Ă©lu·es, cette vieille promesse deviendrait enfin rĂ©alitĂ©.
Cette « Europe sociale » est pourtant Ă lâexact opposĂ© de lâEurope capitaliste, bien rĂ©elle, que les classes dirigeantes du Vieux continent ont imposĂ©e aux peuples et aux travailleurs·ses depuis des dĂ©cennies. Elles lâont fait y compris en sâasseyant sur le vote des populations (rĂ©fĂ©rendums sur le TraitĂ© constitutionnel europĂ©en en France et aux Pays-Bas en 2005) ou en imposant Ă des gouvernements des politiques contraires Ă celles pour lesquelles ils avaient Ă©tĂ© Ă©lus (cas de la GrĂšce en 2015).
Dans cet article, lâhistorienne AurĂ©lie Dianara revient sur le projet dâ « Europe sociale », dĂ©veloppĂ© en particulier par les social-dĂ©mocraties europĂ©ennes dans les annĂ©es 1970, sur des bases nettement plus Ă gauche que ce quâavancent tous les dĂ©fenseurs actuels de lâ « Europe sociale ». Elle examine en outre les raisons pour lesquelles la CommunautĂ© Ăconomique EuropĂ©enne (devenue plus tard Union europĂ©enne) sâest bĂątie sur lâabandon de ce projet
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LâannĂ©e derniĂšre, en vue des prochaines Ă©lections europĂ©ennes, un groupe dâĂ©minent.e.s intellectuel.les français.es de gauche, dont Thomas Piketty et Julia CagĂ©, ont publiĂ© un manifeste affirmant quâune nouvelle dynamique politique avait Ă©mergĂ© en faveur dâune transformation sociale et Ă©cologique progressive de lâ« Europe ». Les crises sanitaire, climatique et gĂ©opolitiques ont â selon les auteur.ices â forcĂ© lâUnion europĂ©enne (UE) Ă ouvrir des brĂšches dans ce que lâon appelle le « consensus de Maastricht ».
Par exemple, le « pacte de stabilitĂ© et de croissance » (qui oblige les Ătats membres Ă se conformer aux « critĂšres de Maastricht », en particulier en termes de dĂ©ficit et dâendettement publics) a alors Ă©tĂ© suspendu, un mĂ©canisme de solidaritĂ© sans prĂ©cĂ©dent a Ă©tĂ© crĂ©Ă© sous la forme du paquet « Next Generation EU » de 750 milliards dâeuros, soutenu par la crĂ©ation dâobligations de dette mutuelle, et un embryon de politique dâassurance sociale (SURE) a Ă©tĂ© mis en place.
Ces mesures dĂ©montreraient que le fondement de la politique europĂ©enne depuis les annĂ©es 1990 â Ă savoir que le carcan fiscal imposĂ© par les institutions europĂ©ennes nâest pas nĂ©gociable â nâest pas aussi solide que les dĂ©cideurs.euses politiques nous lâont fait croire. Il serait donc essentiel, toujours selon les auteur.ices de ce manifeste, que les partis politiques et la sociĂ©tĂ© civile tirent parti de cette dynamique.
Un tel argument semble Ă bien des Ă©gards contre-intuitif. AprĂšs tout, il y a seulement neuf ans, la tentative de Syriza dâinitier une telle transformation a Ă©tĂ© Ă©tranglĂ©e par les institutions europĂ©ennes. Les partis de gauche europĂ©ens nâont globalement fait que stagner, voire reculer depuis lors aux quatre coins du continent, tandis que lâannĂ©e derniĂšre a vu des divisions majeures au sein des gauches, non seulement en GrĂšce, mais aussi en France, en Allemagne et en Espagne, ce qui aura trĂšs probablement un impact nĂ©gatif sur la fortune de la gauche lors des Ă©lections europĂ©ennes de juin prochain.
Ă lâapproche des Ă©lections du 9 juin, cependant, on entend Ă nouveau les reprĂ©sentant.es des partis de gauche modĂ©rĂ©e nous parler de la construction dâune « Europe sociale ». Pourtant, contourner partiellement les rĂšgles en pĂ©riode dâexception est une chose, transformer fondamentalement lâUE en est une autre. AprĂšs tout, lâUE que nous connaissons aujourdâhui nâest apparue quâaprĂšs la dĂ©faite de lâ « Europe sociale » â un projet global, partagĂ© par les partis socialistes et sociaux-dĂ©mocrates, dâune union dâĂ©conomies fortement rĂ©glementĂ©es, planifiĂ©es, dĂ©mocratisĂ©es et soutenues par des Ătats-sociaux forts.
Cinquante ans plus tard, un retour sur ce chapitre oubliĂ© de lâhistoire du socialisme europĂ©en peut nous aider Ă informer â ou peut-ĂȘtre Ă tempĂ©rer â nos propres ambitions politiques quant Ă la construction dâune « Europe sociale ».
Quand lâEurope sociale Ă©tait possible
Lâ« Europe sociale » a Ă©tĂ© un slogan et une promesse du centre-gauche europĂ©en Ă lâoccasion de chaque Ă©lection europĂ©enne depuis 1979, Ă tel point que depuis quelques annĂ©es, lâidĂ©e ressemble davantage Ă une plaisanterie, souvent moquĂ©e comme un rĂȘve qui ne se matĂ©rialisera jamais, ou plus durement attaquĂ©e comme un « alibi » utilisĂ© pour masquer les rĂ©alitĂ©s dâune UE totalement nĂ©olibĂ©rale. Certains, comme le politologue français François Denord, vont jusquâĂ qualifier lâ« Europe sociale » dâoxymore, les plans dâintĂ©gration europĂ©enne ayant Ă©tĂ© conçus dĂšs le dĂ©part comme un projet Ă©conomique libĂ©ral et capitaliste, pilotĂ© par les Ătats-Unis.[1]
En effet, dĂšs les premiĂšres dĂ©cennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, sous lâimpulsion des forces conservatrices, lâintĂ©gration europĂ©enne a Ă©tĂ© fortement axĂ©e sur la coopĂ©ration Ă©conomique et orientĂ©e vers le libĂ©ralisme Ă©conomique, au dĂ©triment des aspects sociaux. Les partis de gauche et les syndicats nây ont jouĂ© quâun rĂŽle marginal.[2]
Mais il fut un temps, il y a un demi-siĂšcle, oĂč une « autre Europe » semblait possible. Le point culminant de lâ« Europe sociale » en tant que projet politique a Ă©tĂ© atteint dans ce que lâon pourrait appeler les « longues annĂ©es 1970 », qui sâĂ©tendent grosso modo de la fin des annĂ©es 1960 au milieu des annĂ©es 1980. Au cours de ces annĂ©es, une partie des gauches â qui avaient auparavant Ă©tĂ© divisĂ©es et souvent hostiles aux plans dâunification de lâEurope occidentale â a tentĂ© dâimaginer et de promouvoir un projet alternatif dâunitĂ© europĂ©enne. Ce projet visait Ă faire de lâ« Europe » un instrument au service du progrĂšs social et des intĂ©rĂȘts de la classe ouvriĂšre, en commençant par les CommunautĂ©s europĂ©ennes (CE), le prĂ©curseur de lâUE.[3]
ImaginĂ©e principalement par les socialistes et les sociaux-dĂ©mocrates europĂ©ens, cette Europe sociale aspirait Ă utiliser les institutions europĂ©ennes pour rĂ©glementer, planifier et dĂ©mocratiser lâĂ©conomie, harmoniser les rĂ©gimes sociaux et fiscaux, relever le niveau de vie et amĂ©liorer les conditions de travail, rĂ©duire le temps de travail, et, dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, modifier lâĂ©quilibre des forces dans la sociĂ©tĂ© en faveur des travailleurs.euses. Elle intĂ©grait Ă©galement des prĂ©occupations environnementales, des propositions de dĂ©mocratisation des institutions europĂ©ennes et des aspirations Ă rĂ©Ă©quilibrer lâordre Ă©conomique international en faveur du « tiers- monde ».
Le social-dĂ©mocrate nĂ©erlandais Sicco Mansholt, par exemple, longtemps commissaire europĂ©en Ă lâagriculture puis prĂ©sident de la Commission europĂ©enne en 1972, Ă©tait un fervent partisan du projet. Ă lâĂ©poque, il nâa de cesse de rĂ©pĂ©ter quâil faut un « second Marx », un « nouveau socialisme, moderne », organisĂ© au niveau europĂ©en, qui ne se contenterait pas de corriger les excĂšs du capitalisme, mais le dĂ©passerait. Lâ« Europe sociale » Ă©tait, en bref, une proposition pour une UE assez diffĂ©rente de celle que nous habitons aujourdâhui.
Ă lâĂ©poque, les gauches europĂ©ennes avaient le vent en poupe. Les longues annĂ©es 1970 ont Ă©tĂ© une pĂ©riode dâintenses conflits sociaux en Europe, Ă commencer par les rĂ©voltes de 1968, qui ont alors renforcĂ© les partis de la gauche radicale Ă travers le continent, mais ont Ă©galement assurĂ© la fortune Ă©lectorale des forces plus modĂ©rĂ©es. Ces annĂ©es ont constituĂ© un Ăąge dâor de la social-dĂ©mocratie en Europe occidentale aprĂšs 1945 (certains diraient son Ă©tĂ© indien), au cours duquel les sociaux-dĂ©mocrates dirigeaient des gouvernements dans toute lâEurope et des leaders comme Olof Palme, Willy Brandt et Harold Wilson Ă©taient des figures de proue sur la scĂšne politique internationale.
Dans le mĂȘme temps, de nouvelles perspectives semblaient sâouvrir aux partis communistes dâEurope occidentale ; leurs succĂšs Ă©lectoraux, particuliĂšrement remarquables en France et en Italie, les poussaient Ă rĂ©flĂ©chir sĂ©rieusement Ă la maniĂšre dâexercer le pouvoir dans une dĂ©mocratie parlementaire. Les syndicats europĂ©ens connaissaient Ă©galement leur apogĂ©e depuis la guerre en termes de nombre et de combativitĂ©, et Ă©taient dĂ©sireux de traduire ces gains en rĂ©formes Ă long terme.
Imaginer une Europe des travailleurs·ses
Au milieu des annĂ©es 1970, les institutions europĂ©ennes Ă©taient donc dominĂ©es par les reprĂ©sentants des partis de gauche et de centre-gauche, et une large alliance en faveur dâune Europe sociale Ă©tait â au moins en thĂ©orie â concevable. Les partis socialistes, les principaux syndicats et, dans une moindre mesure, les partis communistes commençaient Ă renforcer considĂ©rablement leur coopĂ©ration transnationale afin de mieux influencer la politique europĂ©enne.[4]
Des Ă©tapes importantes de cette europĂ©anisation ont Ă©tĂ© la crĂ©ation de la ConfĂ©dĂ©ration des partis socialistes de la CommunautĂ© europĂ©enne en 1974, prĂ©curseur de lâactuel Parti socialiste europĂ©en, ainsi que de la ConfĂ©dĂ©ration europĂ©enne des syndicats (CES) en 1973, qui rĂ©unissait des syndicats de tradition sociale-dĂ©mocrate, chrĂ©tienne-sociale et communiste et reprĂ©sentait environ 40 millions de travailleurs.euses.
Le Chancelier allemand Willy Brandt prĂŽnait alors une « union sociale europĂ©enne », tandis que le nouveau Parti socialiste français dirigĂ© par François Mitterrand, en alliance avec les communistes depuis 1972, poussait Ă une rĂ©forme radicale de « lâEurope du capital ». Les partis socialistes des CE ont adoptĂ© leur premier programme « Pour une Europe sociale » en avril 1973 Ă Bonn.
Dans les annĂ©es qui suivirent, ils ont Ă©laborĂ© un premier programme Ă©lectoral europĂ©en, assez radical. Les syndicats europĂ©ens ont Ă©galement formulĂ© Ă la mĂȘme Ă©poque un programme dĂ©taillĂ© et combatif pour lâ« Europe des travailleurs », qui proposait une alternative europĂ©enne aux solutions nĂ©olibĂ©rales, notamment un contrĂŽle accru du capital, une planification Ă©conomique dĂ©mocratique et un contrĂŽle des entreprises par les travailleurs.euses.
Plusieurs propositions dâ« Europe sociale » ont Ă©tĂ© inscrites Ă lâordre du jour des dĂ©cideurs.ses europĂ©en.nes au cours de ces annĂ©es. Les efforts des gauches europĂ©ennes ont Ă©tĂ© dĂ©terminants pour le premier Programme dâaction sociale (PAS) adoptĂ© par les CE en 1974, qui a dĂ©bouchĂ© sur lâadoption dâun certain nombre de directives et de mesures europĂ©ennes.
Celles-ci comprenaient le renforcement du Fonds social europĂ©en et la crĂ©ation dâagences europĂ©ennes pour la formation professionnelle et pour les conditions de vie et de travail. Mais les progrĂšs les plus marquĂ©s concernaient lâĂ©galitĂ© entre les hommes et les femmes et la santĂ© et la sĂ©curitĂ© au travail, grĂące Ă lâadoption dâune sĂ©rie de directives par le Conseil au cours de la seconde moitiĂ© des annĂ©es 1970.
Bien que cela soit aujourdâhui largement oubliĂ©, la fin des annĂ©es 1970 et le dĂ©but des annĂ©es 1980 ont par ailleurs connu une mobilisation exceptionnelle des syndicats europĂ©ens. Deux campagnes ont Ă©tĂ© particuliĂšrement marquantes. Tout dâabord, la bataille pour une stratĂ©gie Ă©conomique alternative, orientĂ©e vers lâemploi, dans laquelle la gauche europĂ©enne avait alors dĂ©cidĂ© de mettre en avant une revendication en particulier : la rĂ©duction du temps de travail sans perte de salaire.
Dâautre part, la bataille pour la dĂ©mocratisation du travail et de lâĂ©conomie, qui aboutit en 1980 Ă la proposition dâune directive europĂ©enne pour les droits des travailleurs.euses Ă lâinformation et Ă la consultation dans les entreprises multinationales (la « directive Vredeling »).
Cette proposition, qui portait le nom du commissaire aux affaires sociales Henk Vredeling, un social- dĂ©mocrate nĂ©erlandais, contenait des propositions qui auraient obligĂ© les entreprises multinationales Ă informer et Ă consulter les reprĂ©sentants des travailleurs.euses sur toutes les questions « susceptibles dâaffecter substantiellement les intĂ©rĂȘts des travailleurs ». Elle aurait lĂ©galement obligĂ© toutes les entreprises employant plus de 99 salariĂ©s dans la CE, y compris les entreprises non europĂ©ennes, Ă rendre des comptes aux travailleurs.euses de leurs filiales europĂ©ennes.
La directive touchait au cĆur de lâimmunitĂ© juridique de facto des multinationales, menaçait directement les prĂ©rogatives du capital transnational et provoqua une rĂ©action fĂ©roce de la part des organisations patronales, des milieux dâaffaires internationaux et des forces conservatrices et libĂ©rales.
La défaite
Au dĂ©but des annĂ©es 1980, la vision de la gauche europĂ©enne pour lâEurope commence Ă perdre du terrain face au centre-droit et au formules nĂ©olibĂ©rales. Entre 1979 et 1982, les partis conservateurs reviennent au pouvoir au Royaume-Uni, aux Ătats-Unis et en Allemagne de lâOuest lorsque Margaret Thatcher, Ronald Reagan et Helmut Kohl sont Ă©lus. Il sâagissait en partie dâune rĂ©ponse Ă©lectorale au virage des partis sociaux-dĂ©mocrates vers des politiques dâaustĂ©ritĂ© Ă la suite de la crise Ă©conomique qui a suivi le choc pĂ©trolier de 1973.
La mise en Ćuvre du programme du MarchĂ© unique et de lâUnion Ă©conomique et monĂ©taire dans la seconde moitiĂ© des annĂ©es 1980 marque alors une libĂ©ralisation Ă©conomique et la mise en place de contraintes budgĂ©taires croissantes, qui mettent les Ătats-sociaux nationaux sous pression. Lâ« Europe sociale » â ou, du moins, ce projet prĂ©cis dâEurope sociale soutenue par les gauches europĂ©ennes pendant prĂšs de deux dĂ©cennies â avait Ă©tĂ© mise en Ă©chec.
Les raisons pour lesquelles la voie vers lâ« Europe sociale » nâa pas Ă©tĂ© empruntĂ©e sont complexes. Certaines dâentre elles Ă©taient « exogĂšnes » Ă la gauche elle-mĂȘme. Comme la popularitĂ© croissante des solutions « nĂ©olibĂ©rales » parmi les milieux dâaffaires europĂ©ens (par exemple lâUnion des industriels des pays de la CommunautĂ© europĂ©enne (UNICE), prĂ©curseur de lâactuelle « Business Europe ») et les partis conservateurs.
Des facteurs structurels et institutionnels ont Ă©galement favorisĂ© une Europe orientĂ©e vers le marchĂ©. La plupart des questions de politique sociale et fiscale, telles que lâimpĂŽt sur le revenu, Ă©taient (et restent encore) exclues des compĂ©tences des CE â ou, si elles ne le sont pas, font lâobjet dâun vote unanime au sein du Conseil, ce qui rend les progrĂšs dans ce domaine presque impossibles.
Le processus institutionnel particulier de prise de dĂ©cision de la CE/UE a Ă©galement rendu lâ« intĂ©gration nĂ©gative » â câest-Ă -dire la dĂ©rĂ©glementation et la libĂ©ralisation Ă©conomiques Ă lâĂ©chelle de lâUE â plus facile que lâ « intĂ©gration positive ». En outre, les diffĂ©rences en matiĂšre de politique sociale entre les Ătats membres de lâUE ont Ă©galement jouĂ© un rĂŽle : avec les Ă©largissements successifs de lâEurope, la variĂ©tĂ© de plus en plus complexe des modĂšles sociaux (systĂšme universel dans les pays scandinaves, modĂšle « chrĂ©tien-dĂ©mocrate » dans les pays continentaux comme la France et lâAllemagne, modĂšle libĂ©ral anglo-saxon relativement autarcique et modĂšle mĂ©diterranĂ©en avec des dĂ©penses plus faibles) a rendu lâharmonisation de plus en plus difficile.[5]
NĂ©anmoins, des faits « endogĂšnes » Ă la gauche europĂ©enne allaient finalement sâavĂ©rer dĂ©cisifs dans sa dĂ©faite. Les divisions internes au sein du camp social-dĂ©mocrate sur la politique europĂ©enne et les stratĂ©gies dâopposition au nĂ©olibĂ©ralisme Ă©taient profondes et ont eu des consĂ©quences trĂšs concrĂštes sur lâ(in)capacitĂ© de la gauche Ă prĂ©senter un front uni. Des divergences majeures sont apparues entre certains socialistes du « Sud », comme le Parti socialiste français â qui prĂŽnait Ă lâĂ©poque lâautogestion, les nationalisations et la planification Ă©conomique du niveau local au niveau europĂ©en â et certains sociaux-dĂ©mocrates du « Nord », comme le SPD allemand, qui privilĂ©giait son modĂšle de codĂ©termination des entreprises et Ă©tait plus rĂ©ticent Ă lâidĂ©e de parler de planification Ă©conomique.
Mais il existait Ă©galement de nombreuses divisions internes au sein des partis sociaux-dĂ©mocrates, notamment entre les nouveaux courants de gauche du socialisme europĂ©en, soutenus par de jeunes militants de base, qui promouvaient des stratĂ©gies Ă©conomiques alternatives visant Ă limiter lâentreprise privĂ©e, Ă Ă©tendre le secteur public et les nationalisations et Ă accroĂźtre le contrĂŽle du capital, et le courant mainstream de la social-dĂ©mocratie europĂ©enne qui prĂ©fĂ©rait une forme renforcĂ©e de capitalisme social keynĂ©sien, sans parler des courants plus Ă droite, auxquels appartenaient Ă la fois Helmut Schmidt, Ă la tĂȘte du SPD depuis 1974 et James Callaghan, le leader du parti travailliste depuis 1976.
Ces tensions sont restĂ©es constantes malgrĂ© les efforts dĂ©ployĂ©s pour accroĂźtre la coopĂ©ration entre les syndicats et les partis au niveau europĂ©en. Bien quâil y ait eu une large unitĂ© sur des thĂšmes gĂ©nĂ©raux (tels que lâharmonisation sociale vers le haut et la rĂ©duction du temps de travail), des dĂ©saccords majeurs persistaient sur des questions institutionnelles importantes telles que les pouvoirs Ă octroyer au Parlement europĂ©en (PE) ou la participation des travailleurs.euses Ă la gestion des entreprises.
En outre, les structures chargĂ©es dâassurer la coordination internationale et europĂ©enne des partis Ă©taient relativement faibles, manquant de ressources et restant essentiellement non contraignantes dans leurs dĂ©cisions. Dâailleurs, aprĂšs plusieurs annĂ©es de discussions laborieuses dans la seconde moitiĂ© des annĂ©es 1970, les partis socialistes des CE ont fini par renoncer Ă lâadoption dâun programme Ă©lectoral commun contraignant pour les premiĂšres Ă©lections europĂ©ennes.
Lâambivalence du parti travailliste britannique Ă lâĂ©gard des CE a Ă©galement fait obstacle Ă lâavĂšnement dâune « Europe sociale ». La perspective de lâadhĂ©sion du Royaume-Uni avait reprĂ©sentĂ© lâun des principaux espoirs des socialistes europĂ©ens de pousser les CE vers la gauche au dĂ©but des annĂ©es 1970.
Cependant, bien que des dirigeants de parti comme Harold Wilson soient devenus de plus en plus favorables au marchĂ© commun dĂšs le milieu des annĂ©es 1960, la dĂ©cision du parti de « boycotter » les institutions europĂ©ennes jusquâau rĂ©fĂ©rendum de 1975, puis de sâabstenir de participer aux travaux sur le programme socialiste europĂ©en commun au cours des annĂ©es suivantes, a affaibli le front socialiste.[6]
Il en va de mĂȘme pour le boycott des institutions europĂ©ennes par le Trades Union Congress (TUC), la principale confĂ©dĂ©ration syndicale britannique, bien que la ligne dure du mouvement syndical britannique Ă lâĂ©gard du marchĂ© commun ait poussĂ© la CES Ă adopter une position plus radicale et combative Ă lâĂ©gard des institutions europĂ©ennes au cours de la seconde moitiĂ© des annĂ©es 1970. Le TUC et le parti travailliste, dont les flancs gauches Ă©taient particuliĂšrement hostiles aux CE, craignaient que la contribution financiĂšre du Royaume-Uni Ă la CE ne gĂ©nĂšre un dĂ©ficit budgĂ©taire et ne donne au gouvernement un prĂ©texte pour appliquer des politiques dâaustĂ©ritĂ©.
Ils craignaient Ă©galement que le marchĂ© commun ne sape les relations commerciales avec les pays du Commonwealth et nâentrave le dĂ©veloppement des pays du Tiers-monde. Ils Ă©taient tous deux opposĂ©s Ă la politique agricole commune (quâils considĂ©raient comme une charge insupportable pour un pays qui dĂ©pendait principalement des importations agricoles du Commonwealth), Ă la future union Ă©conomique et monĂ©taire et Ă la politique de concurrence de la CE, qui, selon eux, limitait la capacitĂ© des Ătats Ă intervenir dans lâĂ©conomie et la sociĂ©tĂ©.
Outre les divisions internes, une autre cause clĂ© de lâĂ©chec de lâ « Europe sociale » a Ă©tĂ© lâincapacitĂ© des gauches Ă construire une coalition efficace au niveau europĂ©en. MĂȘme si tous sâaccordaient Ă dire quâune large alliance Ă©tait nĂ©cessaire pour construire une « autre Europe », les positions des diffĂ©rents partis de la famille socialiste divergeaient sur la forme que celle-ci devrait prendre. Certains, comme les socialistes français, Ă©taient favorables Ă une « Union de la gauche » au niveau europĂ©en avec les partis communistes â dont beaucoup adoptaient Ă lâĂ©poque des stratĂ©gies dites « eurocommunistes » et une attitude rĂ©formiste envers les CE, Ă commencer par le Parti communiste italien.
Dâautres sociaux-dĂ©mocrates prĂ©fĂ©raient se tourner vers la droite, vers les forces « dĂ©mocratiques et progressistes » au sein des familles de partis dĂ©mocrates-chrĂ©tiens et libĂ©raux. La direction du SPD, par exemple, sâopposait fermement Ă toute collaboration avec les partis communistes. Ces tensions ont perdurĂ© tout au long de la dĂ©cennie et se sont rĂ©vĂ©lĂ©es ĂȘtre une faiblesse majeure lorsque lâoffensive de la droite a vĂ©ritablement pris de lâampleur.[7]
Lâoffensive patronale et la faiblesse du mouvement social europĂ©en
MĂȘme si les divisions au sein de la gauche europĂ©enne avaient Ă©tĂ© moindres, les promoteurs de lâ « Europe sociale » nâavaient pas les capacitĂ©s de lobbying nĂ©cessaires pour imposer leur programme au sein des institutions europĂ©ennes. Le lobby de la classe patronale en pleine effervescence, en revanche, sâest avĂ©rĂ© dâune efficacitĂ© dĂ©vastatrice.[8]
Les dĂ©bats sur la directive Vredeling au Parlement europĂ©en ont Ă©tĂ© accompagnĂ©s de la campagne de lobbying la plus coĂ»teuse et la plus intensive de lâhistoire du Parlement europĂ©en jusquâalors. Les syndicats europĂ©ens et les partis sociaux-dĂ©mocrates, quant Ă eux, se sont rĂ©vĂ©lĂ©s incapables de contrer lâoffensive du capital europĂ©en, peu habituĂ©s quâils Ă©taient Ă naviguer dans les couloirs du pouvoir transnational « multiniveau ».
En effet, Ă lâexception du gouvernement Brandt au dĂ©but des annĂ©es 1970, les gouvernements socialistes europĂ©ens nâont pas rĂ©ussi Ă faire avancer les propositions dâ« Europe sociale » au sein du Conseil. Au cours de la seconde moitiĂ© des annĂ©es 1970, par exemple, les Ătats membres des CE (y compris les gouvernements dirigĂ©s par les sociaux-dĂ©mocrates) ont abandonnĂ© leur engagement antĂ©rieur de rĂ©diger un deuxiĂšme PAS.
Lorsque les socialistes sont arrivĂ©s au pouvoir en France en 1981 et ont remis lâ « Europe sociale » Ă lâordre du jour, la gauche avait perdu sa majoritĂ© au Conseil ; les idĂ©es de Mitterrand ont Ă©tĂ© poliment ignorĂ©es, y compris par Schmidt, qui nâavait jamais adhĂ©rĂ© Ă lâ « union sociale » de son prĂ©dĂ©cesseur Brandt. La nĂ©cessitĂ© dâobtenir lâunanimitĂ© au sein du Conseil a certainement entravĂ© les progrĂšs vers une Europe de lâĂ©conomie planifiĂ© et rĂ©gulĂ©e, et de la redistribution. Mais si les gouvernements allemand, britannique et français avaient dĂ©fendu avec dĂ©termination un agenda « social » Ă la fin des annĂ©es 1970 et au dĂ©but des annĂ©es 1980, les choses auraient pu prendre une autre direction.
Mais en derniĂšre analyse, lâune des principales raisons de la dĂ©faite de lâ« Europe sociale » a Ă©tĂ© lâincapacitĂ© de la gauche europĂ©enne Ă susciter une mobilisation transnationale « dâen bas » en faveur dâun changement radical au niveau europĂ©en. Une telle mobilisation aurait Ă©tĂ© nĂ©cessaire pour renverser le rapport de force en faveur des travailleur.euses. Hormis un rassemblement symbolique sous la Tour Eiffel quelques jours avant les premiĂšres Ă©lections au PE, les partis socialistes europĂ©ens nâont jamais envisagĂ© de mobiliser leurs militants et sympathisants en faveur de leur vision de lâavenir du continent.
Tout au long des longues annĂ©es 1970, la politique europĂ©enne est restĂ©e lâaffaire des chefs de parti et nâa constituĂ© quâune prĂ©occupation marginale pour les membres des Ă©chelons moyens et infĂ©rieurs des partis socialistes. Les partis de gauche nâont pas non plus rĂ©ussi Ă intĂ©grer les nouveaux mouvements sociaux, tels que le mouvement antinuclĂ©aire en Allemagne ou les campagnes de dĂ©sarmement en plein essor, au moment oĂč ceux-ci semblaient reprĂ©senter lâavant-garde de la mobilisation progressiste sur le continent. CombinĂ©es au dĂ©clin progressif de lâorganisation de la classe ouvriĂšre et Ă la fragmentation du vote ouvrier Ă partir des annĂ©es 1980, les perspectives de mobilisation populaire en faveur dâune Europe alternative sâĂ©loignaient de plus en plus, tandis que lâEurope nĂ©olibĂ©rale devenait rapidement une rĂ©alitĂ©.
Les choses Ă©taient un peu diffĂ©rentes sur le front syndical, oĂč des tentatives de construire un mouvement transnational de travailleurs.euses en faveur dâune « Europe sociale » ont bel et bien existĂ© Ă la fin des annĂ©es 1970 et au dĂ©but des annĂ©es 1980. La « JournĂ©e dâaction europĂ©enne » et la « Semaine dâaction europĂ©enne » organisĂ©es par la CES en 1978 et 1979, qui ont vu des millions de travailleurs.euses participer Ă des initiatives diverses, Ă des manifestations et Ă des grĂšves, ont marquĂ© une phase dâactivisme particuliĂšrement incisive dans lâhistoire du syndicalisme europĂ©en.
Cependant, une proposition des syndicats français et belges dâorganiser une grĂšve coordonnĂ©e Ă lâĂ©chelle europĂ©enne Ă lâĂ©poque a Ă©tĂ© rejetĂ©e par une majoritĂ© du comitĂ© exĂ©cutif de la CES, et la plus grande confĂ©dĂ©ration syndicale des CE nâa pas su Ă©tablir de liens organiques avec les syndicats nationaux pour ces campagnes, ou Ă mobiliser les travailleurs.euses en faveur de ses principaux objectifs politiques.[9]
Pour une Europe socialiste
LâĂ©chec des gauches europĂ©ennes Ă construire une Europe « sociale » â ou plutĂŽt socialiste â au cours des longues annĂ©es 1970 est riche dâenseignements pour la pĂ©riode actuelle. Dâune part, il suggĂšre la nĂ©cessitĂ© dâun certain degrĂ© de pessimisme quant Ă la possibilitĂ© de transformer un jour lâUE en un instrument de progrĂšs social, dĂ©mocratique et Ă©cologique. Il convient de souligner quâau cours des longues annĂ©es 1970, le rapport de force Ă©tait beaucoup plus favorable Ă la gauche et au mouvement ouvrier que ce nâest le cas aujourdâhui, et que le cadre de la gouvernance socio-Ă©conomique europĂ©enne Ă©tait bien plus mallĂ©able.
Avec vingt-sept Ătats membres siĂ©geant au Conseil, un nĂ©olibĂ©ralisme plus profondĂ©ment ancrĂ© dans les traitĂ©s et les politiques europĂ©ennes que jamais, et un nombre croissant de gouvernements qui basculent Ă droite et Ă lâextrĂȘme droite, les tentatives de rĂ©imaginer une « Europe sociale » pour le XXIe siĂšcle ressemblent de plus en plus Ă une chimĂšre. Si les crises rĂ©centes semblaient avoir ouvert de petites brĂšches dans le consensus de Maastricht, elles sont loin dâĂȘtre suffisantes pour inverser la tendance.
Pendant ce temps, les forces conservatrices et nĂ©olibĂ©rales sont dĂ©jĂ occupĂ©es Ă rĂ©affirmer lâaustĂ©ritĂ©. Un exemple suffit Ă lâaffirmer : la nouvelle version du « pacte de stabilitĂ© » adoptĂ©e par le Parlement europĂ©en le 17 janvier 2024, qui, derriĂšre lâĂ©cran de fumĂ©e dâune « plus grande flexibilitĂ© », renforcera les possibles sanctions contre les pays dont la dette publique dĂ©passe 60% du PIB, renforcera la super-austĂ©ritĂ© permanente et fera obstacle Ă tout investissement significatif de bifurcation Ă©cologique par lâĂtat (sans parler de la rĂ©cente proposition du Conseil europĂ©en dâimposer 100 milliards de coupes dans les annĂ©es Ă venir).[10]Ces dĂ©cisions nâont pas tardĂ© Ă se faire ressentir en France, avec la rĂ©cente annonce de 10+10 milliards dâ« Ă©conomies » â câest-Ă -dire de coupes budgĂ©taires â par Bruno Le Maire.
En mĂȘme temps, lâhistoire de la dĂ©faite de lâ « Europe sociale » devrait enjoindre celles et ceux qui, Ă gauche, croient encore que lâUE peut ĂȘtre changĂ©e â ou peut-ĂȘtre supplantĂ©e par un autre type de coopĂ©ration europĂ©enne â Ă travailler sans relĂąche pour surmonter leurs divisions internes et leurs faiblesses stratĂ©giques.
On peut admettre â bien que cela soit plutĂŽt discutable â que certain.es pensent quâil y a des raisons dâĂȘtre optimiste aujourdâhui, car les partis sociaux-dĂ©mocrates, les verts et la gauche radicale, les syndicats et la sociĂ©tĂ© civile sont relativement mieux organisĂ©s au niveau europĂ©en quâils ne lâĂ©taient autrefois, les citoyen.nes sont plus attentifs Ă la politique europĂ©enne et, Ă la faveur de la crise climatique, les citoyen.nes sont poussĂ©es Ă rĂ©flĂ©chir et Ă se mobiliser au plan transnational.
Cependant, pour faire Ă©voluer le projet europĂ©en dans une direction radicalement diffĂ©rente, les gauches devraient construire une alliance vĂ©ritablement transnationale clairement opposĂ©e aux versions nĂ©olibĂ©rales et conservatrices de lâ « Europe », se mettre dâaccord sur un programme commun pour une Europe sociale, Ă©cologiste, dĂ©mocratique et transfĂ©ministe orientĂ©e vers les intĂ©rĂȘts des travailleurs.ses et des classes populaires, et lancer une offensive politique et sociale basĂ©e sur une mobilisation populaire de masse.
Toute autre stratĂ©gie, comme lâont appris Ă leurs dĂ©pens les gauches des annĂ©es 1970, est de lâordre du wishfull thinking et restera vouĂ©e Ă lâĂ©chec.
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AurĂ©lie Dianara est chercheuse post-doctorale en histoire sociale et politique europĂ©enne basĂ©e Ă Paris, militante de Potere al Popolo en Italie et membre de lâĂ©quipe Ă©ditoriale de Contretemps. Elle est lâautrice de Social Europe, The Road Not Taken. The Left and European integration in the Long 1970s (Oxford University Press, 2022), dont nous avons publiĂ© un compte-rendu.
NB : Une version légÚrement différente de cet article est parue dans la version papier de Jacobin Germany en mars 2024.