« Le microchimérisme brouille les frontières du temps et de la mort »

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  • Extraits des « Cellules buissonnières », le livre qui explore l’ADN humain : « Le microchimérisme brouille les frontières du temps et de la mort »
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    Au tournant du millénaire, des scientifiques portaient déjà un premier coup de canif à cette conception égotique de nos identités en nous apprenant que ce « je », que l’on espérait pur et unique, était en réalité un « nous », dont la moitié des constituants ne nous appartenaient pas. Entrelacées à nos cellules humaines vivent un nombre équivalent de cellules microbiennes sans lesquelles nous ne pourrions survivre. Des bactéries, des virus, des champignons, des levures… autant de micro-organismes imbriqués dans nos tissus et qui influencent non seulement notre métabolisme, notre immunité, mais aussi nos humeurs, nos comportements…

    (…)

    Voici qu’une autre révolution est en marche : même cette moitié d’humain que nous sommes n’est pas uniquement constituée de ce « je ». Cette dernière unité à laquelle nous pouvions nous raccrocher se fissure. Elle aussi est plurielle. Les mille milliards de cellules humaines qui nous composent en tant qu’adultes ne proviennent pas toutes de notre noyau originel. Semblables à des étoiles venues d’ailleurs, certaines d’entre elles portent d’autres signatures chimiques que les nôtres, elles cachent un ADN différent. Et pour cause : elles proviennent d’autres êtres humains…

  • Extraits des « Cellules buissonnières », le livre qui explore l’ADN humain : « Le microchimérisme brouille les frontières du temps et de la mort »

    Les mille milliards de nos cellules humaines ne proviennent pas toutes de notre noyau originel. Certaines d’entre elles cachent un ADN différent, provenant de nos aïeux et même de nos enfants… Dans son livre, la journaliste scientifique Lise Barnéoud raconte comment le microchimérisme vient bousculer les limites de l’individu.

    Un matin, Kiarash Khosrotehrani dépose l’une de ses souris gestantes dans la chambre noire et s’apprête à éreinter ses yeux sur son écran d’ordinateur, en quête d’un minuscule signal isolé. Stupeur : une volumineuse tache fluo située au niveau de la tête de la souris crève l’écran. Le jeune chercheur délivre immédiatement l’animal pour l’observer à l’œil nu et découvre une plaie assez profonde au-dessus de la paupière. La souris s’était grattée jusqu’au sang durant la nuit. Il appelle immédiatement sa directrice de thèse, Diana Bianchi, qui ne voit qu’une seule explication : les cellules fœtales se sont concentrées ici, car elles ont été attirées par la plaie. Kiarash est plus circonspect de nature, il craint un artefact. Les plaies créent de l’humidité, ce qui peut augmenter artificiellement le reflet de lumière. Il reproduit donc l’expérience, en infligeant lui-même des plaies aux oreilles des femelles gestantes, en contrôlant mieux la bioluminescence. Et l’incroyable résultat se répète : les points lumineux convergent vers la blessure, telles des étoiles filantes attirées par un astre. « C’était vraiment fascinant », témoigne Kiarash. Par une simple égratignure, une souris lançait ainsi ce chercheur, bientôt rejoint par d’autres, sur une voie qu’ils ne quitteront plus : celle des cellules fœtales régénératrices.
    (…)
    Sur les vidéos, des cellules vert fluo battent une pulsation. Des cellules cardiaques, prélevées quelques minutes plus tôt dans des cœurs de souris gestantes. Vertes, car elles proviennent… de leurs fœtus. Je suis restée de longues minutes à les admirer, découvrant moi-même pour la première fois le microchimérisme en action. Imaginant que, peut-être, quelques cellules en provenance de mes enfants battent actuellement dans mon propre cœur. « C’était vraiment impressionnant de découvrir ça », avoue Hina Chaudhry, la scientifique à l’origine de ces vidéos. Médecin à l’hôpital Mont Sinaï de New York, elle est tombée dans le chaudron du microchimérisme par accident, par pure sérendipité. C’était en 2004. Dans son unité de cardiologie, elle croise la route de deux patientes atteintes d’une cardiomyopathie dite « du péripartum », c’est-à-dire développée durant ou juste après la grossesse. « En quelques mois, elles avaient récupéré un cœur comme neuf, alors que l’étendue des dommages me faisait craindre le pire. » Elle découvre que la chose est connue, mais encore inexpliquée : statistiquement, les femmes enceintes récupèrent mieux que les autres des accidents cardiaques. De manière générale, les femmes sont d’ailleurs moins atteintes que les hommes par les maladies du cœur. Hina a voulu comprendre pourquoi.

    Huit ans plus tard, dont une bonne partie perdue à convaincre collègues et financeurs, elle parvient à reproduire des accidents cardiaques chez des souris gestantes, sans mettre en péril leur vie ni celle de leurs fœtus. Sa patience paie : ses vidéos font le tour du petit monde du microchimérisme et même au-delà. Son équipe découvre qu’environ 40 % des cellules bioluminescentes fœtales proviennent directement du placenta – les fameuses cellules trophoblastiques, qui portent des marqueurs spécifiques –, les autres étant issues de l’embryon lui-même. Dans le cœur maternel, elles viennent se loger spécifiquement dans les régions abîmées, où elles se transforment en cardiomyocytes fonctionnelles ou bien en vaisseaux sanguins. Les railleries et les doutes s’estompent ; elle reçoit des financements importants.
    En 2019, elle produit une nouvelle étude choc. Après avoir injecté un million de cellules fœtales dans la circulation sanguine de souris mâles, elle leur fait subir un accident cardiaque. Là encore, les cellules se dirigent vers les parties abîmées du cœur et œuvrent à sa réparation. « C’est la première fois que l’on montre que les cellules fœtales peuvent réparer un autre individu que la mère qui les porte. Ces cellules peuvent agir chez tout le monde ! », s’enthousiasme la cardiologue, qui souhaite désormais étudier le phénomène sur les primates. Cette fois, les sponsors devraient suivre : il ne s’agit plus uniquement d’une potentialité naturelle propre aux mères, sur laquelle il y a peu de chances de gagner de l’argent, mais d’un éventuel traitement, y compris pour les hommes. Ceux qui tiennent les cordons de la bourse devraient donc se sentir enfin concernés. Ce n’est plus seulement une « histoire de femmes ».
    (…)
    En remontant le cours méandrique des découvertes sur le microchimérisme, un autre frein m’est apparu : notre appétence pour les frontières, qui agissent comme autant de petites digues qui se mettent en travers de la science. Nous avons en effet une fâcheuse tendance à édifier des lignes de démarcation que nous considérons dès lors comme parfaitement claires et étanches. Mais des frontières la nature se joue. Et vient déjouer nos dogmes. En envisageant le placenta comme une barrière que seuls les nutriments et les gaz essentiels au bébé peuvent franchir, comment accepter l’idée d’une circulation de cellules en double sens ?
    Même chose pour la barrière hématoencéphalique, censée protéger notre cerveau, mais qui laisse pourtant passer des cellules d’autrui. Le microchimérisme brouille aussi les frontières du temps : nous récupérons des cellules du passé, en provenance de nos mères ou nos grands-mères, autant que du futur, léguées par nos fœtus. Il trouble jusqu’aux frontières de la mort, puisque nos cellules buissonnières peuvent survivre à notre disparition. Plutôt qu’une succession d’existences confrontées à leur propre finitude, ces cellules en partage nous invitent à penser en matière de coexistence intemporelle, suggère la philosophe Margrit Shildrick. Même nos frontières corporelles sont mises à mal, car ces cellules créent une forme de continuité entre plusieurs individus, elles nous offrent un soi élargi aux autres.
    Et si nous n’avions jamais été des individus ? (...)

    « Les Cellules buissonnières. L’enfant dont la mère n’était pas née et autres folles histoires du microchimérisme », de Lise Barnéoud, éditions Premier Parallèle, 192 pages, 19 euros. EDITIONS PREMIER PARALLÈLE

    https://www.lemonde.fr/sciences/article/2023/09/21/extraits-des-cellules-buissonnieres-le-livre-qui-explore-l-adn-humain-le-mic
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